Mais pourquoi le design thinking, issu des années 80, est-il plus pertinent que jamais?
Petit retour en arrière: au début des eighties, à l’université Stanford, en Californie, Rolf Faste, inspiré par les travaux de Robert H. McKim, définit les principes du design thinking. Il est intéressant de constater que la discipline s’est inspirée d’expérimentations en art visuel et non du design industriel. C’est probablement dû au fait que le graphisme ouvre les portes à l’expérimentation de manière plus simple et plus rapide. Vous avez dit agilité?
Les principes du design thinking s’articulent autour de cinq éléments ou phases par lesquels le processus créatif prend son chemin pour aboutir, évidemment, à un résultat. Ces phases sont l’empathie, la définition, la conception, le prototypage et le test. Elles ont été déterminées par l’observation des designers et du chemin que ces derniers empruntent pour aboutir à une création. Mais quel intérêt à comprendre le mode de réflexion des designers, plutôt que celui des artistes? Pourquoi l’industrie s’intéresse-t-elle de si près à ces étranges bêtes créatives? Et quels sont les enjeux pour l’économie en général, au-delà du fait que mes confrères et consœurs sont des êtres éminemment sympathiques, sensibles et originaux?!
Et surtout, pourquoi maintenant?
Contrairement aux artistes, les designers (au sens large) pratiquent un ensemble de disciplines communément réunies sous la bannière des arts appliqués (par contraste avec les beaux-arts). Très concrètement, cela signifie qu’ils/elles mettent leurs talents au profit de projets commandés par des clients, pour la plupart à des fins commerciales. Le métier est certes passionnant, stimulant et il fait rêver des milliers de jeunes en quête d’extravagances, mais au quotidien, l’exigence de résultats s’avère contraignante: il faut créer sur commande, ou plus précisément être créatif à la demande! «Merci de me faire un petit dessin de notre nouvelle perceuse à percussion pour demain», ou encore «Il serait bien de nous pondre un bon petit logo bien reconnaissable, ça ne devrait pas prendre trop temps pour vous qui savez dessiner?» Alors bien sûr, la page blanche n’est pas autorisée: vous êtes priés de mettre vos angoisses de côté et de livrer, merci beaucoup.
«Contrairement à la pensée analytique, le design thinking est un ensemble d’espaces qui s’entrecroisent plutôt qu’un processus linéaire ayant un début et une fin.»
Robert H. McKim
Empathie
Définition
Conception
Prototypage
Test
Dans l’économie, on a souvent considéré le créatif comme un animal à part, mais on se rend compte aujourd’hui que sa façon de faire pourrait peut-être bien s’avérer utile, une fois appliquée dans d’autres contextes que celui des agences et autres studios. Notre monde est donc en plein changement, frappé par la grande déferlante digitale dont on peut comprendre deux paradigmes. Le premier est que les systèmes d’information s’imposent de plus en plus profondément dans l’organisation des entreprises. Les ERP, CRM et autres outils de gestion incontournables forcent les sociétés à adopter des systèmes de management essentiellement basés sur des processus très friands de données, de tableaux de bords et de tous les outils de contrôle qui vont avec. Ces outils sont bénéfiques d’un point de vue rationnel, mais laissent peu de place à l’intuition. Ce sont des serials killers de créativité. Ils laissent si peu de place à l’inventivité que, dans bien des cas, le directeur des opérations s’appelle aujourd’hui SAP. Conséquence directe? Les entreprises victimes de cet ogre qu’est l’over process digital tuent l’innovation dans l’œuf. L’innovation étant l’élément indispensable à la création de marge, la boucle est loin d’être bouclée: il y a péril en la demeure.
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Le deuxième constat est que la vague digitale provoque une accélération du changement surprenante. Le rythme toujours plus rapide fait office de sélection naturelle et bouleverse l’écosystème de toutes les entreprises en ce moment. Continuellement soumises à la nécessité de réinventer jusqu’à leur modèle d’affaires, les entreprises sont priées d’agir vite et de se reformuler en cours de route. Dans ce contexte, le design thinking apparaît soudainement comme une méthode miracle, le remède à tous ces maux charriés par le torrent fou du Grand Changement. Les managers modernes voient tout d’un coup dans la manière de penser des designers des possibilités inimaginables auparavant. Peut-être à raison.
Le designer doit donc livrer sur commande. Il est évalué sur sa capacité à trouver le chemin de la créativité pour produire de la nouveauté, et il doit actionner pour cela toutes les ficelles de son cerveau. L’impératif est le même en tout temps: il doit innover! Alors comment fait-il? C’est ce chemin que le design thinking tente de retracer. On l’a dit: la première qualité est l’empathie, indissociable de la sensibilité. Comprendre les clients, ce qu’ils font, pensent, disent et sentent: c’est l’essence du métier. Cette qualité peut se heurter au premier obstacle d’un monde rigidifié: business is business, pas de place aux doutes – la machine, elle, ne doute pas. On passe ensuite à la conceptualisation. Les idées – toutes – doivent trouver un écho et susciter une réaction en chaîne, amenant d’autres idées, qui finalement débouchent peut-être sur une bonne idée. Je ne vous fais pas un dessin, mais je pense que les réactions les plus entendues à ce stade vont du «c’est con» à «on s’égare», en passant par les classiques «hors propos».
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C’est le moment de faire preuve de courage et de passer à un stade crucial: le prototypage, suivi immédiatement par une phase de test. C’est la clé de l’accélération. Il est indispensable de construire et d’éprouver une idée. Et encore plus important, de la confronter à la réalité. L’apprentissage par l’expérience est beaucoup plus efficace que les études de faisabilités basées sur l’avis même des experts les plus avisés. L’ère des gourous du marketing est peut-être révolue. L’expérience de l’utilisateur est fondamentale: elle permet de tirer des enseignements instantanés, de comprendre et de s’améliorer. C’est le grand pouvoir de l’itération. A priori facile à comprendre, l’exercice exige un cumul de qualités finalement assez rare. Sensibilité en tout temps, convictions (il faut de l’ego pour croire en ses idées), humilité (accepter des critiques) et volonté (de s’améliorer). À cet égard, il est amusant de penser que les managers d’aujourd’hui tentent de comprendre le fonctionnement des designers contraints d’innover à la demande. La tentation d’en faire une nouvelle méthode de management est grande. Mais le design thinking peut-il vraiment être décortiqué en processus compatible avec un système d’information rigide? Ne devrait-on pas plutôt laisser plus de place aux designers dans les processus de décision? Difficile de répondre à la question de but en blanc, mais les grands succès de notre époque parlent pour eux. Les start-up les plus en vue se distinguent par leur capacité à itérer leur modèle d’affaires. Pendant que les entreprises traditionnelles confondent optimisation et innovation, de nouveaux acteurs envahissent chaque secteur économique en repensant les modèles établis, et, surtout, en mettant le client au centre de l’expérience, en faisant preuve d’empathie, de créativité et de spontanéité. On croirait décrire des enfants, mais n’oubliez jamais que les enfants ont une capacité d’apprentissage bien supérieure aux adultes.
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Le design thinking est une approche, une façon de faire qui ouvre des espaces dans lesquels la pensée créative peut prendre place. Le cerveau humain fascine par sa plasticité et sa capacité à assembler des éléments inattendus. C’est ainsi que naissent les idées les plus originales. En adoptant une approche souple, les entreprises gagnent inévitablement en agilité et leurs aptitudes à accélérer leur business en sont décuplées. On ne cherche pas la perfection, on excelle dans notre aptitude à progresser. Le pouvoir de l’itération, c’est notre capacité à recommencer sans penser à l’échec, mais en définissant chaque pas comme un progrès.