TRACES DE VIE — Les procédures mises en oeuvre par les chasseurs traditionnels pour traquer le gibier reposaient essentiellement sur leurs compétences à déchiffrer des traces, des empreintes et tout autre indice capable de fournir des informations concernant le passage d’un animal. Des branches cassées, des odeurs, des poils, l’interprétation et la confrontation de ces indications morcelées permettaient de formuler toute une gamme d’hypothèses sur l’espèce, la taille ou l’itinéraire d’un animal. Tous les sens étaient convoqués pour affiner des tactiques de capture. En pistant les traces infimes et silencieuses laissées par un animal, les chasseurs parvenaient à reconstituer une série cohérente de comportements et de parcours susceptibles de remonter jusqu’à leurs proies potentielles. Ce mode d’exploration marque l’origine d’un régime de connaissance fondé essentiellement sur l’expérience et l’observation minutieuse de l’environnement physique. Comme les empreintes signifiaient nécessairement le passage d’un animal, elles sont des indices qui permettent d’entreprendre des opérations mentales complexes pour tenter de découvrir des vérités.
TRACE INDICIELLE — En 1841, dans une nouvelle intitulée «Double Assassinat dans la Rue Morgue », Edgar Poe inaugure le style de discernement caractéristique des détectives dans une nouvelle évoquant un crime sordide resté irrésolu. Dans cette fiction, l’affaire avait fait grand bruit dans la presse, ceci d’autant plus que les éléments à disposition des enquêteurs ne font qu’épaissir le mystère. En effet, le meurtre a eu lieu au 4e étage d’un appartement fermé de l’intérieur et, bien que les voisins semblent avoir entendu la voix du meurtrier, les avis divergent quant à la langue dans laquelle celui-ci s’exprimait. Malgré tous les doutes qui entourent cette affaire, un suspect est interpellé. Une situation équivoque qui pousse un jeune aristocrate raffiné nommé Auguste Dupin à mener lui-même son enquête. Lors d’une inspection, il trouve sur les lieux du crime un poil d’origine suspecte qui, de toute apparence, n’est pas un poil humain. À partir de cette trace indicielle cruciale, Dupin développe une analyse ingénieuse et décide de passer une annonce afin de savoir si quelqu’un n’a pas par hasard perdu un orang-outang. Le mystère finit par être élucidé lorsqu’un marin se présente au domicile de Dupin. Il explique comment son orang-outang, devenu totalement incontrôlable, s’était échappé de son domicile en emportant un rasoir. Après avoir escaladé le mur, il parvient à s’introduire dans l’appartement par une fenêtre laissée ouverte avant d’accomplir son forfait.
« Les petites choses sont de très loin les plus importantes ».
Sherlock Holmes
TRACE HEURISTIQUE — Dupin inaugurait l’ère des détectives qui, avec Hercule Poirot ou Sherlock Holmes, allaient faire les beaux jours de la littérature populaire. Les déductions logiques, menées à partir d’un simple indice, anticipaient des procédures d’enquêtes qui seront optimisées quelques décennies plus tard par la police scientifique. Les modes d’investigation judiciaires attacheront de plus en plus d’importance à des détails jusqu’alors insignifiants tels que des taches, des cheveux, les poussières ou, à partir du début du XXe siècle, les empreintes digitales. De manière plus large, vue sous cet angle, la trace s’exprime à partir de son potentiel heuristique pour dépister de réalités dissimulées ou ignorées. Un tel principe indiciel de connaissance est à l’origine de nombreuses procédures modernes d’investigations telles que la médecine clinique, la psychanalyse, l’archéologie, la physiognomonie ou l’histoire de l’art. À chaque fois, il s’agit de recenser et d’ordonner des traces fugaces et disparates afin de rendre intelligible une totalité. Une trace n’existant pas sans une cause, elle indique toujours une direction.
TRACE DE CARACTÈRE — De manière surprenante, les modes d’investigation utilisés par les détectives ont souvent été assimilés aux savoir-faire des chasseurs-cueilleurs. Ainsi, dans un article paru en 1946, Marshall McLuhan établissait certaines analogies entre les méthodes d’investigation de Dupin ou de Sherlock Holmes avec les techniques de battues des Mohicans. D’ailleurs, il observe que le personnage de Dupin avait été imaginé quelques années après la publication de The Last of The Mohican (1826). Le héros du roman se singularisait notamment grâce aux diverses compétences et au raisonnement «non civilisé» à partir desquels il parvenait à comprendre des phénomènes. Ces formes d’acuités et de savoirs, gommés par l’éducation occidentalisée, refaisaient surface avec les techniques d’enquête non conventionnelles élaborées par Dupin. D’une certaine manière, comme le souligne McLuhan, c’est un peu comme si «l’esthète dandifié et le noble sauvage unifièrent ainsi leurs instincts antisociaux pour produire le détective».
TRACE PHOTOGRAPHIQUE — En enregistrant des reproductions exactes et mécaniques de la réalité, l’appareil photographique a été considéré, dès son invention, comme l’instrument ultime pour fabriquer des preuves évidentes. Comme le souligne Roland Barthes, «le référent adhère » et une photographie constitue à chaque fois le témoignage irréfutable qu’une chose, ou qu’un individu, se trouvait en face de l’objectif au moment de la prise de vue. On peut toujours mentir sur le sens donné à une chose représentée sur une photographie, mais on ne peut jamais nier que «la chose a été là ». Les traces photographiques ont rapidement participé à consolider les méthodes d’enquête en place, tout en instaurant des procédures de surveillance inédites. Toutefois, une trace photographique est paradoxale puisqu’elle atteste de l’existence d’une chose, tout en observant sa disparition subite. Elle est l’enregistrement apparent d’une perte, d’une absence, car ce qu’elle montre ne se reproduira jamais à l’identique.
TRACE OBJECTIVE — C’est le cas par exemple des différentes techniques mises en place par Alphonse Bertillon au tournant du XXe siècle. Il commença à utiliser la photographie de manière systématique pour enregistrer tous les détails à proximité du corps de la victime avant une quelconque intervention humaine. Alphonse Bertillon développa également une méthode anthropométrique permettant de classer, et d’éventuellement tracer, des suspects et des récidivistes en fonction de toute une série de mesures corporelles ou de marques distinctives telles que des tatouages, des cicatrices ou des formes de nez singulières. À partir de ces indices photographiques, le «bertillonnage» devait permettre de remonter, par élimination, jusqu’à un criminel potentiel. Bien que ce système complexe fut rapidement abandonné, il marqua un pas décisif dans l’instauration des fiches et autres portraits signalétiques pour enregistrer, et dans certains cas de pister, des individus suspects. Ces traces objectives, associées à ces nouvelles techniques d’investigations et de classification, consolidèrent un régime de connaissance fondée en grande partie sur l’objectivité de la vision.
TRACE IDÉOLOGIQUE — Loin d’être réductible à une simple émanation magique, John Tagg insiste sur le fait qu’une photographie constitue une réalité extrêmement complexe, malgré la relation indicielle entre des objets et leurs représentations, il convient de relever différents critères, tels que le choix du sujet, l’angle de la prise de vue, la composition ou les effets de profondeurs de champ. Toute une gamme d’opérations subtiles qui, à leur manière, codent l’image en fonction de critères totalement arbitraires. Une trace photographique, pour reprendre les mots de John Tagg, procède plus des aléas de l’histoire que de l’alchimie. Les publicités, les photos d’amateurs, le photojournalisme, mais également les programmes étatiques, et plus spécifiquement les procédures scientifiques et judiciaires, les traces photographiques véhiculent toujours les normes et les valeurs d’un système socio-culturel donné.
TRACE MONSTRUEUSE — Certains auteurs ont cependant remis en question le caractère neutre du processus mécanique propre à la photographie. Dans The Burden Of Representation: Essays on Photographies and Histories, John Tagg souligne à quel point la prépondérance apportée aux propriétés d’adhérence de la trace photographique implique des conceptions idéalisées et il pose cette question élémentaire. Pourquoi est-ce que les qualités indicielles d’une photographie du Monstre du Loch Ness ou d’un ovni ne sont pas crédibles ? Par conséquent, l’authenticité irréfutable attribuée aux traces photographiques, produites et manipulées dans un régime visuel donné, génère également des marques défectueuses. Ces monstruosités nous invitent à reconsidérer la nature objective du medium. Parallèlement à l’impartialité des différentes procédures techniques, il convient ainsi d’interroger les conditions historiques et les implications idéologiques qui peuvent être rattachées à l’évidence photographique.
TRACE ALGORITHMIQUE — Le pixel constitue une sorte d’échangeur où le calcul et l’image s’entrecroisent étroitement grâce à des transferts rapides d’information. Les photographies numériques sont le résultat d’un calcul qui ordonnent rigoureusement des pixels sur une matrice. Les simulations qui en découlent ne constituent pas des évidences, ni des virtualités. Grâce à une parfaite modélisation, toutes ces traces algorithmiques fabriquent plutôt des réalités alternatives qui reproduisent, à l’identique, les qualités indicielles d’une trace photographique. Pour Louise Merzeau, «numériser l’image, c’est donc couper ce cordon de lumière ombilical qui la reliait à un corps ». La croyance que le réel s’enregistre mécaniquement a vécu et la trace algorithmique implique un régime visuel fondé sur le scepticisme.